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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Commentaire

"Migrations divines" au MuCEM - 24 juin au 16 novembre 2015

July 16, 2015 4:

Migrations divines au MuCEM

Au MuCEM de Marseille une exposition sur « Les lieux saints partagés ».
Exposition temporaire, organisée conjointement par le MuCEM et la Fondation Gandur pour l’Art, avec la participation exceptionnelle des Musées d’Art et d’Histoire de la Ville de Genève.

Le partage des lieux saints entre des rivaux parfois intimes

Le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) ouvert en 2013 prend place à Marseille dans un lieu hautement stratégique, à savoir l’articulation du Vieux-Port et du quartier de la Joliette, lieu mythique qui a vu passer tant de malheurs portés par des millions de migrants et de réfugiés. On pense notamment aux « Pieds-Noirs » algériens. La réalisation du MUCEM a été confiée à l’architecte Rudy Riciotti. Ce dernier a adopté un parti pris architectural en rupture assumée avec l’environnement bâti. Ainsi certaines faces du bâtiment et son toit sont masqués par une résille de béton fibré donnant l’impression de moucharabiehs tournés vers le Sud de la méditerranée. Ces éléments extérieurs sont en quelque sorte devenus l’image de marque médiatique  et le logo du MUCEM. Ce dernier présente jusque fin août 2015 une exposition intitulée « Les lieux saints partagés » qui fait l’objet d’un ouvrage publié chez Actes Sud. 

L’expression « lieux saint partagés » pourrait ressembler à première vue à une contradiction dans les termes, si l’on présuppose qu’un lieu saint implique une allégeance perpétuelle et exclusive à une religion qui empêcherait toute entente interreligieuse. Un des mérites de cette exposition dont le Commissaire général est l’anthropologue Dionigi Albera, est de rompre avec ce présupposé et aussi de montrer que le partage des lieux saints est loin de se limiter à la « Terre sainte » et à Jérusalem « écrasé par une surcharge de symboles » mais est disséminé, hier comme aujourd’hui, à l’ensemble du pourtour méditerranéen.

Précisons d’emblée que le judaïsme libéral se méfie de l’appellation « lieux saints ». Ainsi même si une synagogue reçoit un certain degré de sainteté en raison de la présence des rouleaux de la Torah dans l’armoire justement qualifiée d’arche sainte (aron hakodech), elle est en premier lieu un endroit fonctionnel, pratique et symbolique. Le partage des lieux saints peut impliquer différentes possibilités comme la possession de valeurs, mythes ou récits communs, ou la participation collective à des pratiques (fêtes, rituelles…) ou encore l’utilisation conjointe d’un même espace sacré ce qui est l’objet de l’exposition temporaire. Malgré les efforts de séparation et de distinction mises en place par certaines autorités religieuses, on a pu observer la participation commune aux fêtes des « autres » et à certaines pratiques rituelles à plusieurs moments de l’histoire (Albera).

Quant aux lieux saints, ils sont à distinguer des lieux de culte. Les lieux de culte accueillent les « dévotions routinières »1 de la communauté locale des croyants ou des adhérents. De fait, les termes « synagogue », « église », signifient à l’origine « assemblée » et le mot arabe « jâmi » désignant la mosquée vient d’une racine qui a le sens de réunion. A l’époque omeyyade (8ième siècle au 11ième siècle) en Andalousie, faute de lieux de culte, les musulmans effectuaient leurs prières dans les églises. En Alsace, un système de cohabitation fut imposé par l’Etat vers la fin du XVIIe siècle entre catholiques et protestants. En général le chœur était réservé aux premiers et la nef aux seconds. Ce régime exista aussi dans d’autres régions européennes (dont en Provence), on appelait ces églises des églises « simultanées ».

Au cours de ces dernières années, en Italie et en Belgique, des prêtres mirent à la disposition des musulmans une partie de leur église pour la prière collective.Les lieux saints quant à eux sont caractérisés par une sacralité plus intense et leur fréquentation est plus libre. « La présence agissante des puissances surnaturelles est bien plus forte, plus perceptible »2. L’aura du lieu peut aussi être liée à un personnage saint qui est passé par ce lieu ou y a habité réellement ou symboliquement et qui y dispense sa grâce. 

Les dévotions partagées

Les actes et les objets exprimant la dévotion révèlent des affinités (bougies, offrandes, vœux, prières, amulettes …) entre les pratiquants. Ces porosités dévotionnelles traversent les pratiques même s’ils n’impliquent pas une fusion des formes religieuses. Le culte des saints qui est normal dans le catholicisme est réprouvé dans le judaïsme  et même dans l’islam car il porte en soi le risque de l’idolâtrie ('avoda zara) en détournant le fidèle de l’essentiel, c’est-à-dire de son rapport avec le transcendant. Malgré toutes ces réticences une vénération est pratiquée avec intensité voire une exaltation par certains ordres mystiques ou certains fidèles d’ « en bas ».

La très longue coexistence entre juifs et musulmans a permis des croisements entre les différentes confessions autour de nombreuses saintes sépultures, juives ou musulmanes. Les fidèles pouvaient se rendre dans le sanctuaire de l’autre pour obtenir une baraka. La ghriba qui signifie en arabe « étrangère » « solitaire », « mystérieuse » est une synagogue caractérisée par une double fréquentation des pèlerins. Six synagogues de ce type ont été identifiées en Lybie, Tunisie, Algérie par Nahum Slouschz, orientaliste de grande érudition du début du xxème siècle, sans que la liste soit complète. La ghriba  de l’île tunisienne de Djerba est définie par ce dernier comme « une sorte de Lourdes juive, non sans ses dévots musulmans ou chrétiens ». Plusieurs légendes locales sont associées à cette ghriba dont celle mettant en exergue la figure sainte d’une jeune fille étrangère dont l’identité religieuse est incertaine. Personne ne sait si elle était juive ou musulmane. Sa hutte brûla mais son corps resta intact. A la ghriba d’El Kef (Tunisie) le double culte était tel qu’un catafalque d’un saint musulman se trouvait à l’intérieur de la synagogue. Le catafalque était recouvert d’une oriflamme rouge et vert, comportant également une broderie représentant l’étoile de David.

Les traditions d’hybridation et de partage se sont ainsi déployées durant de nombreux siècles. Ce n’est qu’à partir du XIXème siècle qu’une polarisation s’est dessinée avant de devenir une partition. Diverses explications qui se complètent ont été avancées. On pourrait les schématiser de la sorte : les traditions religieuses locales ont été instrumentalisées ou ont conforté des projets nationalistes concurrents.A Hébron en Cisjordanie, le tombeau des patriarches (et des matriarches) censé abriter les restes des trois couples fondateurs des traditions monothéistes est devenu selon Vincent Lemire, un des contributeurs de l’ouvrage « l’exemple type d’un impossible partage et d’une partition toujours potentiellement explosive ». Une stricte répartition spatiotemporelle gouverne les lieux.

Conclusions

Les sanctuaires partagés constituent « des thermomètres du climat social » qui les entoure. Ils sont aussi un medium commun de circulation entre des populations de religions différentes. Face aux grandes verticalités religieuses coexistent des relations horizontales complexes et discrètes entre les personnes. Pour Dionigi Albera, plus un lieu est institutionnalisé (encadré sur un plan institutionnel) plus s’impose à lui des dogmes prescriptifs et une distanciation d’avec les autres (ou une détestation des autres). Mais quand le religieux est « saisi au raz du vécu » et donc de l’émotionnel, il en résulte parfois un partage interreligieux (et non une partition). Ces lieux deviennent alors des lieux de ferveur populaire nourrie de légendes.On peut aussi en déduire qu’un encadrement clérical fort constitue un facteur favorisant la division entre les différentes cultures religieuses ou spirituelles. L’imbrication interreligieuse se déploie d’autant plus aisément là où les dispositifs de contrôle clérical et doctrinaire sont moins rigides.

Evidemment une certaine candeur dévotionnelle s’apparente à de la superstition qui heurte notre rationalité et relève sans doute d’une manière de croire archaïque (appartenant au passé), en tous les cas en ce qui concerne notre communauté. Elle est toutefois touchante et émouvante et a pour avantage de mettre en perspective des éléments de partage qui ont pu exister entre différentes communautés. C’est peut-être une raison de ne pas désespérer quant à l’avenir.

En plus de la découverte architecturale, le mérite principal de l’exposition et de l’ouvrage richement illustré est aussi de répondre indirectement à une pensée réductrice qui véhicule des lieux communs. En s’écartant des simplifications, l’exposition nous donne des instruments pour une meilleure compréhension des échanges entre des populations de religion différente. Elle ouvre pour nous le cœur des hommes.

Alexandre (Ezra) PIRAUX

1En réalité, ces lieux et leurs extensions sont plus que des lieux de dévotion car ils accueillent des cours, des bibliothèques, des lieux d’études ou des rencontres communautaires.
2 
Beaucoup de lieux sacrés ont été utilisés depuis la nuit des temps. Intuitivement les anciens avaient ressenti la présence de courants telluriques, de sources souterraines qui produisaient des ressentis particuliers (NDLR).

Infos pratiques: MuCem