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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

Beth Hillel Beth Hillel Beth Hillel Beth Hillel

Dans La Presse

Pour nos enfants

March 26, 2012 12:

Un collectif de signataires*

http://www.lesoir.be/debats/cartes_blanches/2012-03-26/pour-nos-enfants-904905.php

Nos enfants sont élèves d’écoles juives de Bruxelles. Le 19 mars 2012, lorsque nous avons appris qu’un terroriste avait brutalement assassiné, dans une école juive de Toulouse, les petits Gabriel et Arieh (quatre et cinq ans), leur père Yonathan Sandler, et la petite Myriam (sept ans), nous avons comme tout le monde ressenti une immense compassion pour les victimes et leurs familles. Mais en retrouvant nos enfants lundi soir, nous avons aussi pensé, très égoïstement il est vrai, qu’il était heureux que l’assassin n’ait pas habité Bruxelles, car alors, ce sont nos enfants qu’il aurait eus en ligne de mire.

Cette affaire suscite une profonde émotion et une grande incompréhension du public. La tuerie n’a hélas rien d’étonnant pour ceux qui sont attentifs aux actions des groupes djihadistes. Comme le rappelait récemment M. Delruelle, président du Centre pour l’égalité des chances, l’idéologie djihadiste est essentiellement raciste et antisémite. Cela fait des décennies maintenant qu’au nom de l’idéologie djihadiste, on assassine des Juifs partout dans le monde. Certes, les terroristes ne s’en prennent pas qu’aux Juifs, et il est juste de rappeler que les premières victimes d’actes terroristes dans le monde sont des musulmans. Mais lorsqu’on est juif, c’est un facteur de risque supplémentaire.

Les synagogues, écoles, centres culturels, tous les lieux identifiés comme juifs sont des cibles de choix, comme à Buenos Aires (1994, 88 morts), à Djerba (2002, 21 morts), à Amman (2002, 16 morts parmi des touristes israéliens), à Casablanca (2003, 33 morts en tout – les cibles n’étaient pas seulement juives), à Istanbul (2003, 27 morts), à Bombay (2008, 164 morts dans plusieurs attentats ; l’un visait un centre culturel juif).

Cette liste pourrait être complétée de dizaines d’autres attentats qui, parce qu’ils ont été déjoués (comme l’attentat manqué contre la synagogue de Charleroi en 2003) ou qu’ils étaient plus modestes dans leur exécution, n’ont heureusement pas causé de victimes. L’attentat de Toulouse prolonge donc une longue série d’actions terroristes antisémites, toutes commises au nom de l’idéologie djihadiste (que l’on n’assimile évidemment pas à l’islam). Les démocrates palestiniens ont beau répéter que ces attentats desservent la cause palestinienne dans ce qu’elle a de plus juste, cela n’empêche pas, hélas, leur répétition.

Lorsque tous les matins, nous déposons nos enfants à l’école, nous nous rassurons en disant cordialement bonjour aux gardes et aux policiers, qui, devant l’école, veillent à ce nous ne soyons jamais victimes d’une tragédie comme celle de Toulouse. Et même si le plus souvent, nous faisons comme si de rien n’était, nous ne parvenons pas à oublier tout à fait qu’aux yeux de certains fous d’Allah, nos enfants, même s’ils n’ont que quatre ans comme le petit Gabriel, sont des cibles à abattre. Nos enfants doivent vivre avec ça. Nous aussi.

Alors c’est vrai : nous sommes susceptibles. Nous n’aimons pas que l’on dise que ces mesures de protection spéciales seraient une sorte de privilège. On s’en passerait bien, de ce genre de privilège. Nous n’aimons pas entendre, comme cela arrive souvent : « Oui enfin, vos parents ou grands-parents ont souffert pendant la guerre, mais aujourd’hui tout ça, c’est terminé ». On voudrait bien, nous, que ce soit vraiment terminé. Nous n’aimons pas que l’on insinue que nous exagérons et qu’au fond, nous sommes un peu paranoïaques. Ceux qui pensent et disent que nous exagérons oseraient-ils le répéter en regardant Madame Sandler droit dans les yeux ?

Nous n’aimons pas non plus voir revenir, dans les médias, dans les déclarations, dans des articles de journaux, dans les forums sur internet, sous une forme tantôt brutale, et tantôt intellectualisante, de vieux stéréotypes antisémites. Nous savons que ce sont ces clichés qui offrent une fondation idéologique et une justification morale aux criminels antisémites qui passent à l’acte.

Les penseurs et militants antisémites nous parlent du lobby juif, de l’argent juif, de l’influence juive. Lorsqu’ils se déguisent en antisionistes, ils remplacent le mot « juif » par « sioniste » : lobby sioniste, argent sioniste, influence sioniste. Ils nous accusent de vouloir nous retrancher du monde. Ils nous reprochent notre solidarité. Ils disent que nous sommes racistes parce que nous voulons préserver notre identité et notre culture. Et enfin, ils nous traitent de nazis ou d’extrémistes parce nous nous sentons pour la plupart solidaires du sort de l’Etat juif, Israël.

Le mot est dit : Israël. Qui sonne comme une insulte, que l’on ne veut pas entendre. Si l’on parle d’antisémitisme et que l’on ose dire que peut-être, certaines réactions anti-israéliennes, parce qu’elles sont excessives, parce qu’elles diabolisent le seul Israël, qu’elles lui attribuent tous les torts et aucun mérite, et qu’à l’inverse, les Palestiniens sont jugés comme ayant tous les droits et aucune responsabilité, si l’on prétend, donc, chercher une causalité entre certains faits antisémites et un climat anti-israélien à l’excès, nous devenons instantanément inaudibles. On nous répliquera, comme un mantra, que ce-n’est-pas-de-l’antisémitisme-de-critiquer-la-politique-israélienne.

Il faut le dire et le répéter : on peut évidemment critiquer la politique israélienne sans être antisémite. Certains d’entre nous ne s’en privent d’ailleurs pas. Mais il arrive que la critique d’Israël franchisse un seuil d’irrationalité, de diabolisation, parfois d’hystérie, qui devrait laisser perplexe tout observateur objectif. Comme lorsqu’on prétend qu’Israël fait aux Palestiniens ce que les nazis ont fait aux Juifs pendant la guerre.

Mesure-t-on la portée d’une telle assertion, à la fois grossièrement mensongère et profondément insultante à l’égard des victimes des nazis ou de leurs descendants ? Ne voit-on pas comme une évidence, d’ailleurs reconnue par les spécialistes de l’antisémitisme, qu’en disant qu’Israël est un Etat nazi, on fait de l’immense majorité des Juifs, qui sont solidaires d’Israël à des degrés divers, des complices du mal absolu ? Et que cela peut contribuer à légitimer l’action de criminels comme Mohammed Merah ?

Bien sûr, le racisme ordinaire est un fait et comme le disait Albert Einstein, « il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé ». Mais lorsque des déclarations anti-israéliennes incendiaires émanent d’intellectuels, de professeurs d’université, ou de politiciens, ils doivent mesurer leurs responsabilités. La critique est libre et il ne nous viendrait pas à l’esprit de vouloir censurer la critique d’Israël au nom de la lutte contre l’antisémitisme. Mais il n’y a pas de liberté sans responsabilité.

Alors Messieurs les penseurs, les indignés, les militants, les boycotteurs, les professeurs, les politiques, ceux qui savent, qui pensent et qui disent, nous vous invitons, nous vous prions, nous vous supplions, s’il-vous-plaît, d’exercer cette responsabilité avec sagesse et d’éviter de mettre de l’huile sur le feu. Parce que comme tous les papas et les mamans, nous aimons nos enfants et nous voulons les protéger.

(*) Thierry Afschrift, Grégory Bornet, Serge Boruchowitch, Joan Carette, Sandra Finchel, Christophe Goossens, Muriel Igalson, Odile Margaux, Alain Meyer-Münz, Valérie Susswein, David Wasserman, Ludovica Zagrebelsky.