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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Dans La Presse

Arithmétique territoriale au Moyen-Orient

February 10, 2012 12

http://www.lalibre.be/debats/opinions/article/718899/arithmetique-territoriale-au-moyen-orient.html

Trois chiffres peuvent-ils résumer l’essence du conflit entre Israéliens et Palestiniens ? Tentons l’expérience. Un, Deux, puis Un. Le "Un" nous le connaissons, car en 1948 seul un état fut créé : l’état d’Israël. Le "Deux" nous l’imaginons aisément car demain, deux états vivront côte à côte, Israël et la Palestine. Mais quel est ce second "Un" qui clôture la trilogie ? Ce "Un" sera celui d’un état judéo-arabe binational qui, après-demain, remplacera les arrangements temporaires de frontières au centre des négociations actuelles. Si cet "après-demain" est encore très distant - la réalité des deux états n’est pas encore établie - il semble que la solution binationale soit pourtant inéluctable.

" Le destin c’est la démographie ", disait l’historien Geoffrey Barraclough. Dans ce domaine, les récentes statistiques pointent déjà vers un équilibre démographique entre Juifs et Arabes. Equilibre qui, dans l’avenir, laissera place à une majorité arabe. Dans une telle configuration, la démarcation des frontières entre Israël et la Palestine n’altérera que de manière éphémère cette réalité. Un territoire israélien plus petit maintiendra une majorité juive pour quelques années ou décennies supplémentaires, mais ne changera en rien l’évolution démographique naturelle de la région. La paix non plus ne transformera pas cette situation. En effet, comment imaginer dans un Moyen-Orient paisible et ouvert qu’Israël puisse se prémunir contre l’augmentation naturelle de la part de sa population arabe qui altérera la nature démographiquement juive de l’état ?

La communauté juive et le Judaïsme doivent-ils s’alarmer de cette perspective ? Un état d’Israël binational, n’aurait-il pas de sens pour le Judaïsme ?

Depuis 1948, dans l’ombre de la Shoah, le monde juif a, avec raison, considéré que l’existence d’un état juif souverain, à très forte majorité juive était une nécessité. Le sentiment de sécurité que procure une telle réalité, était et demeure essentiel. Mais il convient aujourd’hui de confronter cette situation à une démographie qui rend impossible le maintien, à moyen terme, de cette vision. Avec le temps, le prix éthique de la conservation d’une majorité juive, deviendra incompatible avec l’esprit traditionnel du Judaïsme. In fine, un tel état ne serait qu’un îlot d’extrémisme que le peuple juif pourrait peut-être encore soutenir mais certainement plus aimer.

Le Judaïsme d’aujourd’hui a donc l’obligation de trouver un sens nouveau à un état d’Israël le besoin d’une majorité juive ne se ferait plus ressentir. Pour ce faire, c’est toute la signification de la relation du peuple juif à une terre porteuse d’intuitions éthico-religieuses qui doit être retravaillée.

Pour en saisir le sens, référons-nous au commentaire médiéval de Rachi, enrichi d’une glose de Lévinas qui le rendra plus parlant aux lecteurs contemporains que nous sommes. Il y a plus de mille ans, Rachi enseignait que si le récit de la Torah s’ouvrait par l’histoire de la création du monde, cela signifiait que si les peuples du monde venaient à dire à Israël : "vous êtes des voleurs et c’est par la violence que vous avez conquis la terre", on pourrait leur réponde : "toute la terre appartient au Saint Béni Soit-il, c’est Lui qui l’a créée et il la donne à qui bon lui semble et à qui la mérite" . Lisant ces quelques phrases, Lévinas fait la remarque suivante : "La réponse ancienne de Rachi nous propose de soutenir qu’il importe à l’homme - pour posséder la terre promise - de savoir que Dieu créa la terre. Car sans ce savoir, il ne possédera que par usurpation. Aucun droit ne peut donc découler du simple fait que la personne a besoin d’espace vital. [ ] La terre promise ne sera jamais dans la Bible "une propriété", au sens romain du terme, et le paysan, à l’heure de ses prémices, ne pensera pas aux liens éternels qui le rattachent au terroir, mais à l’enfant d’Aram, son ancêtre qui fût errant.

"Quelle force et quelle audace dans cette dernière phrase ! Si le lien à la terre n’est ni de l’ordre de "la possession" ni de "l’éternité", que signifie cette image renvoyant à l’errance ? Ne serait-elle pas le symbole du vecteur éthique d’une relation à la terre marquée de la double empreinte de la fragilité inhérente à toute errance ? D’une part, celle d’une négation des sentiments de certitude et de suprématie qui accompagnent la prétention à "la possession éternelle". D’autre part, celle modelée par le savoir de la responsabilité qui nous incombe vis-à-vis de la situation fragile et précaire de celui - l’errant du moment - qui n’a pas la chance de vivre sur une terre il contrôle son destin.

Les "commandements de la terre", qu’évoquent la Torah et les commentaires rabbiniques pour définir le particularisme de la terre d’Israël, sont un rappel incessant de cette double empreinte de l’errance. Qu’il s’agisse de l’année sabbatique de la jachère, de l’année du Jubilé qui, tous les cinquante ans, annule les titres de possessions foncières, ou bien encore des règles de prélèvement des dîmes sur les cultures en faveur des plus démunis, toutes traduisent le refus catégorique d’une relation fusionnelle entre l’homme et la terre. Des "commandements de la terre" qui, en maintenant une distance irréductible entre le peuple et la terre, rendent désuètes les prétentions éphémères de "majorité démographique" et de "possessions éternelles".

Ainsi armé d’un contenu éthique fidèle aux enseignements d’une tradition plurimillénaire, le Judaïsme pourrait bien trouver, dans un état d’Israël binational, les modalités d’une souveraineté nécessaire à la mise en pratique d’une relation éthique à la terre véhiculée par le souvenir de l’errance. L’état binational, de par sa nature, ne serait-il pas alors l’une des grandes chances du Judaïsme de demain ? Oui, une chance et non pas une crainte ! Car une telle réalité, ne diminuerait en rien le lien du peuple juif à sa terre historique, et rendrait difficile les dérives idolâtres et fanatiques si catastrophiques aujourd’hui. Surtout, en confrontant à chaque instant le peuple juif à la réalité de l’autre - chacun étant pour l’autre l’image de "l’errant éternel" - un état d’Israël binational garantirait l’éthique d’une vraie relation à la terre, digne de la sagesse biblique.

Cette vision, très utopique à l’heure de la menace nucléaire iranienne et des fanatismes de tous bords, n’est pas d’actualité concrète pour notre génération ni même pour celle de nos enfants. Trop proche de la Shoah, le Judaïsme d’aujourd’hui ne peut pas imaginer une telle transformation d’Israël, du lieu unique de "souveraineté juive" en lieu de "l’éthique juive". Mais comme l’enseignait déjà un certain Rabbi Tarfon il y a deux mille ans : "Ce n’est pas à nous d’achever le travail mais nous ne sommes pas libres de nous y soustraire complètement."

Rabbin David MEYER

Bruxelles