Peut-être à cause de son nom, le Judaïsme Libéral est souvent perçu comme un judaïsme « libéré » des pratiques les plus contraignantes du Judaïsme. De plus il affirme la centralité de la responsabilité individuelle, et n’adopte donc pas l’attitude prescriptive, voire autoritaire, que l’on trouve dans les autres tendances du Judaïsme. Il est donc nécessaire de s’interroger sur le rôle de la Halakhah, de la loi, dans notre Judaïsme.
Depuis son apparition au début du 19ème siècle, le Judaïsme Libéral a entretenu une relation confuse avec la Halakhah. Durant les premières décennies, et en particulier à l’occasion des conférences rabbiniques de Brunswick (1844), Francfort (1845), et Breslau (1846), le Judaïsme Libéral se présente avant tout comme une réforme du Judaïsme. « Judaïsme Reformé », ou « Reform Judaism », c’est d’ailleurs la dénomination qui sera choisie pour le Judaïsme Libéral aux Etats-Unis. Certaines des décisions prises lors de ces conférences sont extrêmement radicales – même selon les standards d’aujourd’hui – comme la suppression de la formule du Kol Nidré le soir de la veille de Kippour. Mais en se proclamant réformes, ces décisions s’inscrivent par principe dans une évolution traditionnelle de la Halakhah.
Cependant, lorsque le centre de gravité du Judaïsme Libéral se déplace aux USA dans la seconde moitié du 19ème siècle, le rôle de la Halakhah subit une autre perspective. En 1885, à la conférence de Pittsburgh, les rabbins et le mouvement libéral américain publie une plate forme qui définit les fondements du Judaïsme Libéral et déclare :
We recognize in the Mosaic legislation a system of training the Jewish people for its mission during its national life in Palestine, and today we accept as binding only its moral laws, and maintain only such ceremonies as elevate and sanctify our lives, but reject all such as are not adapted to the views and habits of modern civilization.
Nous reconnaissons dans la loi Mosaïque un système de formation à sa mission, du peuple juif pendant son existence en tant que nation en Palestine, et aujourd’hui nous n’acceptons comme contraignantes que ses seules lois morales, et ne conservons parmi les rituels que les cérémonies qui élèvent et sanctifient nos vies, mais rejetons tous ceux qui ne sont pas adaptés aux vues et aux usages de la civilisation moderne.
Dans un pays neuf, libres des contraintes historiques et des préjugés contre le Judaïsme, inspirés par l’autonomie individuelle et le positivisme historique, les Juifs américains s’affirment Juifs avec fierté face au Christianisme, mais dans le même temps décrivent leur Judaïsme avant tout comme une croyance et non comme une pratique. Selon la plate forme de Pittsburgh, les pratiques rituelles sont reléguées au rôle de décorum, voire de pratiques folkloriques.
Si la plate forme de Pittsburgh affirme la primauté des lois morales, jusqu’à quel point celles-ci sont-elles, ou peuvent-elles, être disjointes des lois rituelles ? Le débat concernant la catégorisation des mitzvot existe depuis les débuts du Judaïsme rabbinique. Rabbi Eleazar ben Azaryah déclare déjà au premier siècle de notre ère (mYoma 8.3) :
עֲבֵרוֹת שֶׁבֵּין אָדָם לַמָּקוֹם, יוֹם הַכִּפּוּרִים מְכַפֵּר. עֲבֵרוֹת שֶׁבֵּין אָדָם לַחֲבֵרוֹ, אֵין יוֹם הַכִּפּוּרִים מְכַפֵּר, עַד שֶׁיְּרַצֶּה אֶת חֲבֵרוֹ. אֶת זוֹ דָּרַשׁ רַבִּי אֶלְעָזָר בֶּן עֲזַרְיָה, (ויקרא טז) מִכֹּל חַטֹּאתֵיכֶם לִפְנֵי יְיָ תִּטְהָרוּ, עֲבֵרוֹת שֶׁבֵּין אָדָם לַמָּקוֹם, יוֹם הַכִּפּוּרִים מְכַפֵּר. עֲבֵרוֹת שֶׁבֵּין אָדָם לַחֲבֵרוֹ, אֵין יוֹם הַכִּפּוּרִים מְכַפֵּר, עַד שֶׁיְּרַצֶּה אֶת חֲבֵרוֹ.
Concernant les transgressions entre l’être humain et l’Omniprésent, Yom Kippour apporte l’absolution. [Mais] concernant les transgressions entre l’être humain et son prochain (ben adam lahavéro), Yom Kippour n’apporte pas l’absolution tant qu’il n’a pas obtenu le pardon de son prochain. Ainsi explique Rabbi Eleazar ben Azaryah, « Toutes vos fautes devant l’Eternel seront purifiées » (Lev. 16.30), ce sont les transgressions entre l’être humain et l’Omniprésent (ben adam lamakom) pour lesquelles Yom Kippour apporte l’absolution. Mais les transgressions entre l’être humain et son prochain, Yom Kippour n’apporte pas l’absolution tant qu’il n’a pas obtenu le pardon de son prochain.
Au 12ème siècle, Maïmonide élabore une théorie plus sophistiquée de la mitzvah à partir de cette différence :
- Toutes les mitzvot entre l’être humain et son prochain sont une mise en pratique de l’Ethique.
- Toutes les mitzvot entre l’humain et Dieu ont pour objectif l’amélioration de l’être humain, et par conséquent parviennent souvent à l’amélioration des relations entre les êtres humains.
En 1783, Moïse Mendelsohn, dans le même esprit, mais en utilisant un axe de classification différent, met en exergue deux catégories de règles :
- D’un coté les règles éthiques qu’il appelle « vérités éternelles », qui sont accessibles à la raison humaine, et correspondent aux mitzvot entre l’être humain et son prochain.
- D’un autre les rituels, qu’il appelle « lois cérémonielles », spécifiques à chaque religions et qui correspondent aux mitzvot entre l’être humain et l’Omniprésent.
Le positionnement du Judaïsme Libéral à la fin du 19ème est donc l’évolution naturelle d’une réflexion entamée près de 2000 ans auparavant. La nouveauté radicale de la plate forme de Pittsburgh n’est pas la hiérarchisation des mitzvot, entre mitzvot éthiques et rituelles, mais l’abandon du caractère contraignant des mitzvot rituelles.
Cet abandon du caractère contraignant de la Halakhah a entraîné certains des excès du Judaïsme Libéral, en particulier aux USA, jusqu’après la seconde guerre mondiale. En insistant sur la responsabilité individuelle, et en ignorant implicitement certains interdits et certaines pratiques, le Judaïsme Libéral est apparu pour certains comme un judaïsme à la carte. Nombreux sont ceux qui traduisent incorrectement mitzvah par « bonne action », ce qui reviendrait à dire que les mitzvot sont toujours des actes éthiques, des actes ben adam lahavero, entre un être humain et son prochain et que l’on pourrait ignorer les mitzvot ben adam lamakom, entre l’être humain et Dieu. Il est bon alors de se rappeler le sens même du mot mitzvah. Une mitzvah est un commandement, un ordre, y compris dans un contexte militaire ; l’aspect contraignant est donc absolument essentiel, et cela pour toutes les catégories de Mitzvot.
Il nous faut alors repenser la Halakhah dans le contexte libéral de manière contraignante et en particulier dans le domaine éthique, mais sans pour autant évacuer le domaine rituel. De manière informelle, le Judaïsme Libéral a déjà pris cette direction durant les dernières décennies. Des pratiques autrefois en désuétude sont redevenue courantes, comme le port des téfilines, ou un respect plus minutieux du chabbat et des lois alimentaires.
A la première lecture, ce retour à une vision contraignante de la Halakhah pourrait ressembler à la vision du Judaïsme conservative ou massorti qui est généralement plus strict, en particulier concernant les mitzvot rituelles, voire même à un décalage vers la pratique dite orthodoxe du Judaïsme consistorial. Mais ce regain d’enthousiasme pour ces mitzvot rituelles s’accompagne souvent d’une évolution de leur mise en œuvre : la tendance à l’alimentation végétarienne ne se fait pas à cause de l’indisponibilité de viande abattue rituellement, mais par la volonté de ne pas manger de viande ; la pratique du chabbat s’intéresse moins à la technologie mise en œuvre qu’à la finalité d’une action. Ce qui caractérise la compréhension de la halakhah libérale est l’acception d’une pluralité d’options à l’intérieur du Judaïsme. Ce pluralisme fait partie de la halakhah depuis les débats des rabbins de la michnah il y a près de 2000 ans ; il est également nécessaire à l’affirmation de la responsabilité individuelle. Cela ne veut pas dire que toutes les options soient acceptables, mais que plusieurs le sont, et il revient à l’individu, ou à la communauté, de choisir à l’intérieur du domaine des possibles. Une fois ce choix effectué, le choix devient contraignant, il est un commandement, une mitzvah.
Cela redonne tout leur sens aux responsa[1] libéraux, publiés en particulier depuis les années 50 par les rabbins Solomon Freehof z’’l, puis par Walter Jacob. En l’absence de contraintes, ces responsa ne seraient que des avis consultatifs, des exercices intellectuels sans conséquence pratique effective. Dans une conception pluraliste et contraignante, ils affirment alors un choix possible et légitime. En dialogue entre la tradition, les circonstances du monde contemporain, et la communauté des juifs libéraux, les responsa permettent de délimiter le domaine des possibles légitimes à partir d’une argumentation inscrite dans la tradition. Cette interaction entre les positions halakhiques antérieures et le choix d’un judaïsme contemporain est ce que le rabbin Mordecai Kaplan a si bien exprimé à travers la formule : « le passé a un vote et non un veto ».
Souvent cette formule est comprise comme la légitimation de changements qui feraient fi des pratiques antérieures, du passé, mais il n’en est rien. Bien évidemment cette formule affirme que nous n’avons pas à nous soumettre aveuglément aux décisions de nos prédécesseurs qui avaient leur validité dans le monde de leur époque. Mais cette déclaration affirme aussi que, dans tous les cas, le passé a un vote, une voix qu’il ne nous est pas possible d’ignorer.
Plus récemment (2003), le rabbin Mark Washofsky exprime une idée similaire qui me semble à même d’inspirer une compréhension moderne de la Halakhah : « La Halakhah est une discussion, une conversation à travers laquelle nous parvenons à une compréhension, même si imparfaite, de ce que Dieu et la Torah attendent de nous ». Cette conversation a bien sur lieu entre nous, juifs contemporains engagés, mais également avec les générations antérieures à travers leurs écrits, ainsi qu’avec le Divin à travers la Révélation. Au début du deuxième siècle rabbi Hanina ben Teradyon déclarait (Pirké Avot 2.3) :
אבל שנים שיושבין ויש ביניהם דברי תורה. שכינה שרויה ביניהם.
Mais quand deux s’asseyent et discutent de Torah ensemble, la chekhinah les accompagne également.
Ainsi c’est en nous engageant dans le débat et l’étude que nous permettons à Dieu de nous parler, pour que la Halakhah puisse affecter et réformer nos vies.
Rabbin Marc Neiger
Shofar 366 Juin 2016
1 Un responsum est avis rabbinique en réponse à une question pratique posée par un individu ou une communauté. La littérature de responsa (ou chéélot et téchouvot) est le mécanisme principal d’évolution halakhique au cours des siècles depuis la rédaction du Talmud de Babylone.