Shofar 351 Février 2014
« Il est un temps et un moment pour apprécier chaque chose sous les cieux, un temps pour naître et un temps pour mourir » nous dit l’Ecclésiaste (3.1-2). Mais les circonstances ne laissent pas toujours à tous l’opportunité de trouver un temps pour mourir en atteignant la sérénité. Le monde dans lequel nous vivons a brouillé les frontières que connaissaient nos ancêtres et nos sages anciens. La médecine de ces dernières décennies a révolutionné nos vies, nous offrant la possibilité de surmonter certaines des difficultés de l’âge et de vaincre de nombreuses maladies. En nous apportant cette maîtrise de plus en plus importante sur nos vies, et sur notre mort, la médecine moderne nous amène régulièrement à soulever deux questions qui restaient auparavant exceptionnelles :
- Existe-t-il un moment où nous avons le droit de refuser la vie ?
- Pouvons-nous participer à une telle demande ?
Dans un pays qui a légiféré en légalisant l’euthanasie depuis 10 ans, il devient d’autant plus urgent d’interroger notre tradition. La question n’est pas tant de savoir si des membres de notre communauté feront face à cette possibilité, mais d’être en mesure de parler aux familles qui l’ont déjà rencontrée et à ceux qui y font face aujourd’hui. Sans chercher à apporter une réponse tranchée, je souhaiterais montrer ici que notre tradition est beaucoup moins monolithique que ne le laissent entendre les autorités « traditionnalistes », et que, sans rallier l’autonomie absolue de l’individu prônée par notre société, le Judaïsme nous ouvre quelques portes.
Les décisionnaires les plus stricts dans le monde orthodoxe s’opposent rigoureusement à toute tentative d’abréger la vie. Pour ces possekim, notre corps et notre vie ne nous appartiennent pas ; la vie est sacrée quelles que soient les circonstances et la souffrance ; la perte de la qualité de vie ou de l’espoir ne sauraient donc autoriser une action destinée à hâter la fin de vie, ni de la part du malade, par le suicide, ni de la part d’un tiers, par l’euthanasie, ni ensemble, par le suicide assisté.
L’interdiction d’agir directement contre sa vie est pourtant contredite dans le Talmud (Guittin 57b) dans une terrible compilation de récits de martyrs (Kiddouch haChem). Cette série de récits inclut, entre autres, le supplice et l’exécution de « la mère et ses sept fils » qui refusent tous de rendre un culte aux idoles. Si la halakhah prescrit clairement de se laisser exécuter plutôt que de transgresser l’interdiction de l’idolâtrie, de l’inceste et du meurtre, elle ne prescrit cependant pas le suicide pour l’éviter. La nuance peut paraître aussi futile que morbide, elle est cependant critique concernant notre sujet et l’attitude face à une situation insupportable ou désespérée.[1] Pourtant Guittin 57b nous raconte aussi le martyr d’un groupe de 400 enfants, filles et garçons, destinés à l’esclavage et à la prostitution par les Romains et qui choisissent de se jeter dans la mer pour y échapper et surtout « atteindre la vie du monde futur » : אנו באין לחיי העולם הבא. Par ces termes, le texte indique non seulement que leur attitude est tolérable à cause de circonstances exceptionnelles, mais bien qu’elle est absolument louable, et qu’il existe donc des circonstances, si terribles soient-elles, où nous pouvons porter atteinte à notre propre vie. Ceci ne suffit bien sûr pas pour approuver l’euthanasie, mais cela réfute l’absolu derrière lequel se réfugient les décideurs les plus conservateurs pour ne pas chercher de solution à des situations qui deviennent littéralement invivables pour certains malades et leurs familles.
La médicine est aujourd’hui capable de maintenir quasi-indéfiniment en état de fonctionnement des corps dont nous savons qu’ils ne sont plus vivants, ce qui est défini aujourd’hui par la mort cérébrale. Mais dans d’autres situations la médicine est aussi consciente de son impuissance, et elle prédit avec certitude et résignation les prochaines étapes de la maladie et la durée du scénario vers l’issue fatale. C’est le cas lorsque la maladie atteint le stade dit terminal ; en fonction des pathologies, cette phase terminale peut-être courte, mais elle peut aussi s’annoncer longue avec un cortège de souffrances et de dégradations.
Partant de connaissances et de moyens infiniment plus limités, notre tradition traite la situation de manière plus simpliste, presque naïve au vu de notre médicine, mais avec le sérieux absolu qui sied à la vie humaine. Le Talmud envisage deux catégories, le « gossès » גוסס et le « teréfah » טריפה. Le gossès est un mourant sur son lit de mort dont nous savons qu’il expirera dans les trois jours. Les textes insistent pour nous dire que le gossès doit être considéré avec le plus grand respect et comme n’importe quel autre être humain et qu’il est donc interdit de hâter son décès ou de commencer à préparer ses funérailles.
הגוסס הרי הוא כחי לכל דבר לעולם
Le gossès (mourant) est comme un vivant en toute matière. (Evel Rabbati 1.1).
Tant pour les orthodoxes que pour la majorité des progressistes, la plupart des réflexions concernant la fin de vie ont considéré le malade comme un gossès, en particulier parce que cela a été l’approche de Maïmonide. Mais le Talmud nous présente en opposition le teréfah,[2] celui dont un organe vital est atteint, par une blessure ou une pathologie (Sanhédrin 78a). Son décès est certain à cause d’une lésion, mais pas forcément immédiat, son espérance de vie pourrait même atteindre douze mois selon certains. Le teréfah est lui considéré comme « déjà mort », s’il disparaissait son épouse serait déclarée veuve après douze mois. Plus surprenant encore, Rava[3], un amora[4] très important du début de 4ème siècle, affirme que celui qui tue un teréfah n’est pas hayav, assujetti à un châtiment en tant que meurtrier (Sanhedrin 78b), en d’autres termes le sang du teréfah est « moins rouge ».[5]
Si pour nos ancêtres la distinction entre gossès et teréfah était peut-être simple, elle est beaucoup plus difficile à faire aujourd’hui. Pour les rabbins de l’antiquité et du moyen-âge, le gossès était un mourant sur son lit de mort et proche d’une mort naturelle, alors que le teréfah était mortellement blessé, ou atteint par une lésion interne et fatale. A l’heure où j’écris ces lignes, Ariel Sharon est toujours vivant, mais il est dans un coma irréversible depuis plus de 8 ans et les médecins annoncent que son état a empiré suite à une défaillance rénale. Ariel Sharon était-il déjà gossès ou teréfah avant cette dégradation, alors qu’il n’existait déjà plus d’espoir de rétablissement, ou l’est-il devenu parce que la médecine n’est peut-être plus capable de maintenir ses fonctions vitales indéfiniment ? Strictement parlant, aucune des définitions ne convient : les délais de référence, trois jours et douze mois, sont inadaptés. Quelle est la définition aujourd’hui d’une mort naturelle par opposition à la mort résultant d’une lésion ou d’une pathologie spécifique ? Des maladies fatales, invisibles pour nos ancêtres, sont devenues des évidences pathologiques pour nos moyens d’exploration, par les analyses ou l’imagerie médicale.
La famille d’Ariel Sharon envisage aujourd’hui de débrancher ses systèmes de survie, et de le laisser partir, ce que certains appellent l’euthanasie passive parce qu’il n’y a pas d’action qui accélère directement la venue de la mort. Beaucoup de rabbins progressistes, et même quelques orthodoxes, jugent cette possibilité acceptable, en se basant sur le récit de la mort de Rabbi, Judah haNassi, que l’on trouve dans Ketoubot 104a.
ההוא יומא דנח נפשיה דרבי, גזרו רבנן תעניתא ובעו רחמי … סליקא אמתיה דרבי לאיגרא, אמרה: עליוני׳ מבקשין את רבי והתחתוני׳ מבקשין את רבי, יהי רצון שיכופו תחתונים את העליונים. כיון דחזאי כמה זימני דעייל לבית הכסא, וחלץ תפילין ומנח להו וקמצטער, אמרה: יהי רצון שיכופו עליונים את התחתונים. ולא הוו שתקי רבנן מלמיבעי רחמי, שקלה כוזא שדייא מאיגרא [לארעא], אישתיקו מרחמי ונח נפשיה דרבי.
Le jour où l’âme de Rabbi fut mise au repos, les rabbins décrétèrent un jeûne et prièrent pour la miséricorde [divine]. … La servante[6] de Rabbi monta sur le toit et dit : les êtres d’en haut (les anges) réclament Rabbi, et les êtres d’en bas (les humains) réclament Rabbi. Que ce soit la volonté (divine) que les humains fassent plier les anges. Quand elle vit comment il (Rabbi) montait souvent au trône (aux toilettes), et comment il souffrait en enlevant et remettant ses téfilin (à chaque fois), elle dit : que ce soit la volonté divine que les anges fassent plier les humains. Alors que les rabbins ne cessaient pas d’invoquer la miséricorde (divine), elle prit une cruche et la jeta du toit par terre. Cela leur fit taire [l’invocation] de la miséricorde et l’âme de Rabbi fut mise au repos.
Bien que l’histoire de la mort de Rabbi puisse être lue et interprétée de différentes manières, elle est une des rares aggadah à aborder directement notre question. Elle affirme la possibilité d’agir d’une manière qui puisse entraîner la mort du malade, et elle confère même cette possibilité à un proche du malade lui-même. La majorité des discussions autour de la mort de Rabbi concerne la nature de l’action de la servante. Pour la plupart des décisionnaires, y compris le Choulhan Aroukh (Yoré Deah 339.1), il est possible de suspendre une action qui retarde la mort. Mais certains penseurs progressistes perçoivent de manière plus floue la différence entre le « laisser mourir » et le « aider à mourir ».
En effet, si l’on peut laisser mourir par l’absence d’action, ce qui prend le plus souvent la forme du refus d’acharnement thérapeutique et passe parfois par l’arrêt des systèmes qui maintiennent la vie, la question qui apparaît rapidement est de savoir si l’on peut suspendre la nutrition et l’hydratation du malade. Pour la majorité des rabbins,[7] la réponse est négative mais dans de nombreux pays, le système légal a laissé là une porte entrouverte. Le dilemme imposé est alors la dichotomie entre les possibilités légales et les valeurs éthiques, celles du Judaïsme en particulier, à laquelle s’ajoutent la frustration d’une mort lente et une hypocrisie affichée quant à la nature même de la procédure.[8] Existe-t-il vraiment une différence morale entre retirer le tube de l’alimentation parentérale (euthanasie passive ?) et l’injection d’une surdose de morphine (euthanasie active ?) ? Tant concernant l’acte lui-même que la prise de décision qui le précède ?
Il serait également indigne de limiter la question d’une mort planifiée à une argutie technique sur ce qui est permis ou ne l’est pas. Le contexte humain doit demeurer central dans l’évaluation de telles questions. Un souci majeur de la législation Belge est de s’assurer du caractère insupportable et irréversible de la situation, mais aussi de la volonté éclairée et déterminée du malade, ainsi que de ce sa capacité à prendre une décision sans être sous l’influence d’un sentiment dépressif. Mais il est impossible de proposer une procédure infaillible pour évaluer ce qui est purement subjectif.
Là aussi l’histoire de Rabbi Judah haNassi et de sa servante nous apporte une suggestion car Rabbi n’intervient pas dans la prise de décision. C’est sa servante qui prend la décision de rendre l’âme de Rabbi au ciel, alors que ses disciples, les rabbins, s’y opposent avec acharnement. Bien que la servante demeure anonyme, la complicité entre Rabbi et sa servante est réelle, et c’est elle qui est dépositaire de son enseignement de la compassion comme le raconte le Talmud (Baba Metzia 85b). Il est également évident que la servante de Rabbi ne bénéficiera pas de son décès, au contraire. Comme Job, Rabbi accepte sa souffrance et les effets dégradants de sa maladie à peine voilés par le texte.
De la même manière que la famille ne parvient parfois pas à se résoudre à laisser partir un proche, à l’image des disciples de Rabbi, il convient de se méfier de ce que nous appelons compassion lorsque nous en parlons pour justifier une fin de vie. Qui sert-on vraiment lorsque nous admettons l’idée que nous pourrions achever une vie par compassion ? Est-ce vraiment le mourant que nous envisageons de soulager, ou est-ce notre incapacité à supporter la souffrance de l’autre parce qu’elle nous met en face de nos propre peurs ? C’est d’autant plus difficile à déterminer lorsque le mourant est déjà inconscient ou devenu clairement incapable de s’exprimer.
Dans le cas où le mourant conserverait ses capacités de communication et de réflexion, une approche éthique et juive nécessite plus de précautions que la loi ne peut en imposer. Le critère qui permet d’autoriser la procédure ne peut dépendre de considérations utilitaristes ou économiques. Il ne peut être déterminé uniquement par le malade ou par ses proches. Un « tiers de confiance », familier mais indépendant, devrait pouvoir intervenir dans le processus ; c’est ici le rôle de la servante de Rabbi. La tradition nous dit que Rabbi était familier de la souffrance et de la maladie (Baba Métzia 85a), mais la servante constate un changement radical pendant l’agonie de Rabbi. Non seulement cette souffrance devient plus intense, mais celle-ci devient liée au port des téfilin et à la nécessité de les enlever puis de les remettre à chaque fois que Rabbi se rend « au trône ». Cette souffrance liée aux téfilin est contradictoire avec l’idéal de vie de Rabbi Judah haNassi. Même si les catégories de gossès et de teréfah ne conviennent pas non plus à Rabbi, sa servante prend la décision radicale parce qu’elle perçoit dans la situation de Rabbi la limite de sa dignité et la disparition de l’étincelle de l’image du divin, צלם אלחים : en devenant un calvaire, le port des téfilin perd son sens et remet en cause la dignité de Rabbi.
La détermination de ce qui constitue l’image du divin dans un être humain, et de sa disparition, ne peut être définie de manière objective et générale. Chaque vie humaine contient un aspect différent de l’image divine et la perte de cette étincelle dépendra pour chacun de ce qu’il est et de son histoire personnelle ; c’est ce que le rabbin Peter Knobel appelle notre aggadah personnelle. Si un cadre de réflexion peut-être posé, aucune conclusion générale n’est possible et la décision doit être partagée par les personnes impliquées, malades et proches, mais aussi par des tiers de confiances comme les médecins, psychologues, et pour un Juif le rabbin de sa communauté. Il ne peut y avoir d’autorisation à priori pour supprimer une vie, mais seulement, lorsqu’il n’est plus possible de « choisir la vie », d’aider à partir dignement et à trouver « un temps pour mourir ».
Rabbin Marc Neiger
Bibliographie additionnelle
Knobel, Peter. “Suicide, Assisted Suicide, Active Euthanasia, an Halakhic Inquiry — Beth Shalom.” 2011. http://www.bethshalom.org.nz/suicide-assisted-suicide-active-euthanasia-an-halakhic-inquiry/.
UAHC Comitee Bio-Ethics. Voluntary Active Euthanasia – Assisted Suicide. Bio-Ethics Case VI. 1993. http://huc.edu/kalsman/docs/11/may/Voluntary%20Active%20Euthanasia-Assisted%20Suicide%20-%20Bioethics.pdf.
1 Dans l’histoire de Massada telle qu’elle nous est rapportée par Flavius Josèphe, seul le dernier perdant du tirage au sort se suicide effectivement, les autres sont tués par leurs compagnons.
2 Plus récemment R. Elliott Dorff, Dr Daniel Sinclair, et R. David Knobel ont étudié l’approche du teréfah.
3 Rava, רבא : Surnom de Rav Abba ben Joseph bar Hama, ~280-352 EC. Il fut l’un des sages les plus important du Talmud de Babylone et le principal contradicteur de Abbayé.
4 Amora : rabbin du Talmud actif entre la cloture de la Michnah (220 EC) et la fin du 5ème siècle (500EC).
5 Sinclair pose même la question de savoir si l’euthanasie du teréfah pourrait avoir lieu au nom de pikouah̲ nefèch dans le cas où un des organes pourrait être transplanté et sauver une vie. Knobel, Peter. “Suicide, Assisted Suicide, Active Euthanasia, an Halakhic Inquiry — Beth Shalom.” In Death and Euthanasia in Jewish Law: Essays and Responsa, edited by Walter Jacob and Moshe Zemer. Rodef Shalom Press. Accessed June 29, 2013.
http://www.bethshalom.org.nz/suicide-assisted-suicide-active-euthanasia-an-halakhic-inquiry/.
6 La servante de Rabbi est un personnage reconnu pour son savoir et sa sagacité.
7 Dorff, Elliot. “Assisted Suicide.” Dans Responsa of the CJLS 1991-2000, 379–397. Rabbinical Assembly.
http://www.rabbinicalassembly.org/sites/default/files/public/halakhah/teshuvot/19912000/dorff_suicide.pdf.
8 CCAR. “On the Treatment of the Terminally Ill 1994 5754.14.”
http://ccarnet.org/responsa/tfn-no-5754-14-337-364/.